Les voilà ! Je le savais.
À proximité de la porte orientale s’étendait un bosquet de pins rouges. Pareillement aux jardins de la cour intérieure entretenus avec grand soin, le bois était débarrassé tous les ans de ses feuilles mortes et de ses branches cassées, dans le but de favoriser l’apparition d’un végétal bien particulier une fois venu l’automne.
Un panier de linge en équilibre sur la hanche, Mao Mao sourit en humant le champignon matsutaké qu’elle tenait à la main. Cette odeur la faisait chavirer de bonheur. Même si certains ne l’appréciaient pas, pour sa part, elle ne trouvait rien de plus succulent que ces tricholomes coupés en quartiers puis grillés au feu de bois avec une pincée de sel et quelques gouttes de jus de citron.
Elle en récolta cinq qu’elle posa dans son panier. La quantité était plus que satisfaisante étant donné la petitesse du bosquet.
Où est-ce que je vais les manger ? Chez le vieux charlatan ou dans les cuisines du pavillon de Jade ?
Ramener son butin chez dame Gyokuyo était exclu si elle voulait éviter les questions et les possibles remontrances. Après tout, une servante n’avait pas à se servir parmi les champignons du bois. Réflexion faite, Mao Mao choisit donc de rendre visite au vieux charlatan, dont la convivialité n’avait d’égale que l’incompétence. S’il aimait les tricholomes, elle les partagerait avec lui. Dans le cas contraire, il existait de bonnes chances qu’il fermât les yeux, tant elle était dans ses petits papiers.
En chemin, elle n’oublia pas de s’arrêter chez Shaolan. La jeune domestique demeurait une source précieuse d’informations pour une dame de compagnie peu sociable.
À son retour au pavillon de Jade, amincie par la dépense d’énergie mise à s’occuper en permanence de dame Lifa, Mao Mao avait retrouvé les suivantes de dame Gyokuyo, qui s’étaient aussitôt fait un devoir de la remplumer. D’un côté, voir qu’elle pouvait toujours compter sur leur bienveillance après deux mois passés chez leur rivale comblait la jeune fille de bonheur. De l’autre, toutes ces attentions la frustraient presque autant qu’elles lui faisaient plaisir. Le petit panier où elle rangeait les friandises qu’on lui offrait à chaque fois que le thé était servi ne pourrait bientôt plus rien accueillir.
Shaolan, en revanche, ne refusait jamais une sucrerie. Son regard pétillait à la vue des petits cadeaux que lui apportait son amie. Elle n’hésitait d’ailleurs pas à prendre une pause le temps de les déguster et de jaser tout son soûl.
Assises sur des tonneaux entreposés à l’arrière du lavoir, les deux jeunes filles bavardaient, principalement des événements notables des semaines précédentes.
— J’ai entendu dire qu’une des femmes du palais avait utilisé un philtre d’amour pour envoûter un soldat au cœur dur. Il paraît même que ça aurait marché ! annonça la domestique.
Je n’ai rien à voir dans cette histoire, se persuada Mao Mao, soudain nerveuse. Pitié, dites-moi que je n’y suis pour rien.
Rétrospectivement, elle s’était rendu compte qu’elle n’avait pas demandé à qui était destiné l’élixir. Peu importait, cependant. « Le palais » dont parlait son amie ne désignait pas le hougong, mais le palais impérial, où travaillaient des fonctionnaires et des soldats. La compétition pour y servir était d’une férocité remarquable. Cet honneur était réservé à une élite sélectionnée par concours, un procédé de recrutement bien plus compliqué que pour les femmes qu’on jetait dans la cour intérieure sans se soucier de leurs qualités.
La présence d’eunuques au sein du hougong transformait cependant ce dernier en lieu de travail où la plupart des femmes se sentaient bien esseulées. Une situation qui laissait totalement de marbre la jeune apothicaire.
Une fois arrivée au dispensaire, Mao Mao trouva le vieux médecin à moustache de loche en compagnie d’un eunuque pâlot qu’elle n’avait encore jamais vu et qui se frottait la main.
— Ah, tu tombes à pic ! s’exclama le médicastre en la voyant.
— Pourquoi ?
— Ce monsieur souffre d’une vilaine éruption cutanée. Te sens-tu capable de lui confectionner une petite pommade ?
Voilà une demande bien singulière de la part d’un individu prétendant au titre de médecin de la cour intérieure. N’aurait-il pas dû s’en charger lui-même ? Toutefois, qu’il s’abaisse à une telle demande ne surprenait plus Mao Mao.
Avant d’aller docilement récupérer les ingrédients nécessaires dans la réserve, elle posa son panier à terre puis en tira l’un des champignons.
— Avez-vous du charbon de bois ? s’enquit-elle ensuite.
— Oh, quel joli spécimen que voilà ! Il nous faudrait aussi un peu de sauce soja et de sel pour l’agrémenter.
Elle avait visé juste sur les goûts de l’eunuque, ce qui simplifiait bien des choses. Le médecin s’esquiva d’un pas dansant en quête de ses ustensiles de cuisine. Si seulement il nourrissait la même passion pour son métier !
En avisant le malheureux patient délaissé qui était resté à sa place, Mao Mao décida de lui en réserver une part si tant est qu’il appréciait les matsutakés. Puis elle se mit à mélanger les ingrédients pour la pommade.
Avant que le médecin ne soit de retour, les bras chargés d’assaisonnements, d’une grille et de charbon de bois, la jeune apothicaire avait déjà fabriqué un onguent épais qu’elle appliqua doucement sur la peau rouge vif de la main du client. Le baume dégageait une odeur déplaisante dont il devrait s’accommoder. Au moins ses joues pâles reprenaient-elles des couleurs.
— Vraiment, tu es trop aimable, dit-il.
Sans doute avait-il fait des rencontres moins agréables. Certaines servantes ne cachaient pas leur mépris pour les eunuques. D’autres ne se privaient d’ailleurs pas de le leur faire savoir haut et fort.
— N’est-ce pas ? s’enthousiasma le médecin avec une pointe de fierté. Elle est très utile pour ce genre de petits services.
À une époque, les eunuques étaient assimilés à des êtres malfaisants assoiffés de pouvoir. En réalité, cette description ne s’appliquait qu’à une poignée d’entre eux. La plupart étaient des hommes au tempérament calme et de fort agréable compagnie, à l’instar de ceux présents ce jour-là dans le dispensaire.
Sauf qu’ils ne sont pas tous aussi sympathiques, reconnut Mao Mao quand le visage d’un individu particulièrement pénible – Jinshi, qui d’autre ? – lui revint en tête. Elle le chassa aussitôt de ses pensées.
Après avoir allumé le feu et installé la grille, ils taillèrent les champignons à la main, avant de les mettre à cuire sur des braises. Quand la fragrance unique des matsutakés grillés se mit à flotter dans l’air et que leur chair eut délicatement noirci, ils les dressèrent dans des assiettes puis les saupoudrèrent de sel et du jus d’un Citrus sudachi que Mao Mao avait cueilli dans le verger.
Elle attendit que les deux eunuques aient commencé à manger pour les imiter. Dès la première bouchée, elle avait gagné leur soutien indéfectible. Le vieux charlatan continuait de discourir gaiement tandis que l’apothicaire savourait son plat.
— Cette jeune fille n’a de cesse de m’apporter son aide. Aucun remède ne semble hors de sa portée. Et elle concocte tous types de remèdes, pas juste des onguents.
— Voilà qui est très impressionnant.
Le vieux médecin n’aurait pas vanté autrement les mérites de sa propre progéniture. Mao Mao n’était pas vraiment certaine d’apprécier. Elle repensa soudain à son père qu’elle n’avait pas vu depuis plus de six mois. Se nourrissait-il convenablement ? Elle espérait qu’il ne croulait pas sous le coût des médicaments qu’une officine digne de ce nom se devait de proposer.
La jeune fille n’eut toutefois pas le loisir de s’abîmer dans ces réflexions. L’homme à moustache de loche l’en extirpa avec un commentaire qu’elle aurait préféré ne pas entendre.
— En fait, il semble qu’elle soit capable de préparer des remèdes pour absolument tout et n’importe quoi.
Pardon ?
Mao Mao s’apprêta à lui dire d’éviter les hyperboles, mais l’eunuque à la main irritée fut plus rapide.
— Absolument tout ?
— Tout à fait. Tout ce dont vous pourriez avoir besoin, confirma le médicastre, preuve supplémentaire qu’il était un incapable doublé d’un naïf.
Son invité considéra la jeune apothicaire avec un intérêt nouveau. À n’en pas douter, il avait quelque chose en tête.
— Dans ce cas, serais-tu aussi capable de lever une malédiction ?
Il se frottait la main d’un air malheureux, le visage de nouveau très pâle
–*–
L’événement s’était déroulé deux nuits auparavant.
L’eunuque attendait toujours la fin de journée pour ramasser les ordures et les détritus qui jonchaient la cour intérieure. Il les traînait ensuite dans une charrette jusqu’au quartier occidental, où il les jetait dans un grand feu. En temps normal, il était interdit d’allumer des brasiers après le coucher du soleil, mais l’humidité de l’air et l’absence de vent ce soir-là écartaient suffisamment le risque d’incendie pour qu’on ait donné à l’eunuque l’autorisation d’en allumer un.
Pressé d’en finir, il avait même mis la main à la pâte, aidant ses subordonnés à jeter les ordures dans la fosse enflammée. Elle se remplissait progressivement quand il remarqua quelque chose dans le chargement qui attira son attention : un habit de femme. Sans être de la soie, le tissu était d’une trop grande qualité pour être jeté. Lorsqu’il souleva l’étoffe pour l’inspecter, des plaquettes de bois destinées à l’écriture glissèrent par terre. Quant au vêtement, une trace de brûlure était visible à la manche.
Quelle signification fallait-il donner à tout cela ?
Se creuser les méninges ne l’aiderait pas à s’acquitter plus vite de son travail, aussi se saisit-il une à une des plaquettes de bois pour les jeter dans le feu.
–*–
— J’imagine qu’à ce moment-là, le feu a pris d’étranges couleurs… l’interrompit Mao Mao.
— Précisément, confirma l’eunuque, encore horrifié par ce souvenir.
— Il est devenu rouge, violet et bleu ?
— Oui ! Tout à fait.
La jeune fille hocha la tête. Voilà qui collait parfaitement avec la rumeur que Shaolan lui avait rapportée ce matin-là.
Dire que la nouvelle a circulé du quartier occidental jusqu’ici ! s’étonna-t-elle. Le bouche-à-oreille des femmes rivalisait de vitesse avec la célérité d’un dieu.
— Je n’aurais jamais dû allumer un feu à la nuit tombée ! J’ai sûrement dérangé le fantôme d’une concubine morte dans un incendie il y a longtemps. Maintenant, je suis touché par sa malédiction. C’est pour cette raison que ma main a autant rougi. Je t’en prie, supplia le malheureux. Aurais-tu un remède capable de lever le sort ?
Il semblait à ce point terrifié que Mao Mao craignit un instant qu’il ne se jetât à ses pieds, face contre terre, pour l’implorer.
— Un tel remède n’existe pas, répondit-elle d’un ton sec. C’est impossible.
Elle se leva, puis se mit à fouiller parmi les tiroirs de la réserve sans prêter attention au malaise des deux eunuques. Enfin, elle posa des poudres et des morceaux de bois sur la table. Appuyant les fragments végétaux contre les braises, elle attendit qu’ils prissent feu avant de saupoudrer les flammes avec une cuillerée d’une espèce de poudre blanche.
— Est-ce la couleur que vous avez vue ? demanda-t-elle quand les flammèches prirent une teinte rougeâtre. Ou celle-ci, peut-être ?
Le jet dans les flammes d’une nouvelle substance poudreuse les maquilla de reflets bleus.
— Je peux même faire ça, ajouta-t-elle en jetant une autre pincée dans le feu.
Cette fois, le brasier se mit à jaunir. Ses deux interlocuteurs n’en croyaient pas leurs yeux.
— Quel est ce prodige ? s’enquit le médecin ahuri.
— Les couleurs changent selon le combustible avec lequel on nourrit le feu. Un principe identique est appliqué aux feux d’artifice.
L’un des clients de la maison close dans laquelle elle avait grandi avait été artificier. Certes, il était censé garder pour lui les coulisses de son art mais, dans une chambre de prostituée, les secrets professionnels devenaient de simples confidences sur l’oreiller. Comment aurait-il pu se douter qu’une jeune fille postée dans la pièce attenante écoutait avec attention ses explications ?
— Dans ce cas, si ce n’est pas une malédiction, qu’est-il arrivé à ma main ? demanda l’eunuque en frottant sa peau rougie.
Mao Mao lui désigna la poudre blanche.
— Cette substance est irritante. Cela peut aussi venir d’un vernis dont on aurait recouvert le bois, qui sait ? Vous faites souvent des réactions allergiques ?
— Maintenant que tu le dis…
Soulagé, l’homme se dégonfla comme un ballon crevé. Probablement que les plaquettes de bois qu’il avait manipulées avaient été imprégnées de ces poudres – ce qui expliquait les couleurs prises par les flammes. Aucune malédiction ni espièglerie dans ce désagrément.
D’où peuvent bien venir ces substances ? s’interrogea néanmoins la jeune apothicaire, sa curiosité piquée.
Un applaudissement impromptu l’empêcha de se pencher plus avant sur la question. Un individu à la silhouette élancée se tenait sur le pas de la porte, un sourire envoûtant sur les lèvres : Jinshi.
— Remarquable.
Depuis quand se trouvait-il là ?